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Dans la vie quotidienne nous rencontrons généralement l’eau sous l’un de ses trois états familiers : solide, liquide ou gazeux. Mais il existe en fait beaucoup plus de phase. Certaines – dont l’existence est prédite à haute température et haute pression – sont si étranges qu’on les qualifie d’exotiques. Les spectromètres de neutrons et les environnements expérimentaux de pointe de l’Institut Laue-Langevin (ILL) ont permis la première observation expérimentale de l’une de ces phases exotiques : la glace plastique VII. Les résultats viennent d’être publiés dans la revue Nature.
L’existence de la glace plastique VII a été initialement prédite il y a plus de 15 ans par des simulations de dynamique moléculaire (DM) comme une phase de l’eau qui pourrait exister sous haute température et haute pression. « Les phases plastiques sont des états hybrides qui mélangent les propriétés des solides et des liquides », explique Livia Eleonora Bove, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique CNRS (France), professeure associée à l’Université La Sapienza de Rome (Italie) et scientifique associée à l’EPFL – École Polytechnique Fédérale de Lausanne (Suisse). « Dans la glace plastique, les molécules d’eau forment un réseau cubique rigide, comme dans la glace VII, mais présentent un mouvement de rotation de l’ordre de quelques picosecondes qui rappelle celui de l’eau liquide. »
Pour l’étude de ces mouvements moléculaires rapides, la diffusion quasi-élastique de neutrons (DQEN) est un outil puissant. « La capacité de la DQEN à sonder à la fois les dynamiques translationnelle et rotationnelle est un avantage unique pour l’exploration de ces transitions de phases exotiques en comparison à d’autres techniques spectroscopiques », explique Maria Rescigno, doctorante à l’Université Sapienza et première auteure de l’étude publiée. La DQEN a permis d’identifier trois phases distinctes lorsque la température et la pression variaient : l’eau liquide dans laquelle les composantes translationnelle et rotationnelle sont présentes ; la glace solide où les dynamiques translationnelle et rotationnelle sont toutes deux figées ; et la phase de glace plastique intermédiaire où les molécules, disposées dans une structure cristalline ordonnée, ont perdu la capacité de se translater librement mais ont conservé la capacité de tourner.
Les expériences ayant révélé la glace plastique VII ont été réalisées à l’aide des spectromètres à temps de vol IN5 et IN6-SHARP de l’ILL. Des températures aussi élevées que 450 à 600 K et des pressions allant de 0,1 à 6 GPa (jusqu’à environ 60 mille fois la pression atmosphérique normale) ont été nécessaires pour produire cet état exotique de l’eau. La mise en œuvre de conditions thermodynamiques aussi exigeantes en spectroscopie neutronique a été rendue possible par les récentes avancées technologiques réalisées en collaboration entre Bove, le directeur de recherche du CNRS Stefan Klotz, et le scientifique de l’ILL Michael Marek Koza dans le cadre d’un projet à long terme à l’ILL. « Le succès de cette étude repose sur la vaste expertise et l’infrastructure unique construites au fil des ans à l’ILL, notamment en termes d’environnements d’échantillons complexes et de hautes pressions », souligne Koza. « De plus, l’amélioration continue des spectromètres de l’ILL – comme celles réalisées dans le cadre du programme de modernisation Endurance – a permis à des expériences toujours plus sophistiquées d’être réalisées par des instruments à la pointe de la technologie. »
Une analyse complète des données de diffusion neutronique a également révélé que la dynamique moléculaire de la glace plastique VII pourrait être plus complexe que ce que les simulations de dynamique moléculaire avaient initialement prédit. « Les mesures DQEN ont suggéré un mécanisme de rotation moléculaire différent pour la glace plastique VII par rapport au comportement de rotor libre initialement attendu », explique Rescigno. Des simulations de dynamique moléculaire supplémentaires, ainsi qu’une analyse de chaîne de Markov, ont fourni une image plus détaillée de la dynamique des molécules d’eau. Un modèle de rotation quadruple, tel qu’observé typiquement dans les cristaux plastiques à sauts de rotor, a été identifié comme le mécanisme le plus probable.
Des investigations plus approfondies – impliquant des mesures de diffraction de neutrons et de rayons X, respectivement, sur le diffractomètre D20 à l’ILL et à l’Institut de Minéralogie, de Physique des Matériaux et de Cosmochimie (IMPMC) – ont été menées pour explorer la nature de la transition de phase de la glace VII à la glace plastique VII. « Cette transition est prédite comme étant soit du premier ordre, soit continue, selon la méthode de simulation utilisée », explique Bove. « Le scénario de la transition continue est très intrigant car il laisse entendre que la phase plastique pourrait être le précurseur de l’insaisissable phase superionique – une autre phase exotique hybride de l’eau prédite à des températures et des pressions encore plus élevées, où l’hydrogène peut diffuser librement à travers la structure cristalline de l’oxygène. » Les phases plastique et superionique sont toutes deux d’un grand intérêt en planétologie, avec des implications potentielles dans notre compréhension de la structure interne et de l’écoulement glaciaire des lunes glacées comme Ganymède et Callisto et des planètes glacées comme Uranus et Neptune, où elles pourraient être dominantes.
Bien que la diffusion de neutrons n’ait pas été traditionnellement une technique de prédilection en planétologie, sa capacité unique à mesurer précisément la localisation et la dynamique de l’hydrogène dans un matériau, combinée à la possibilité récente de mener des expériences à des pressions similaires à celles de certaines planètes, lui a permis d’avoir un impact substantiel dans ce domaine. Et il pourrait y avoir encore d’autres phases exotiques à découvrir.
Référence: Maria Rescigno, Alberto Toffano, Umbertoluca Ranieri, Leon Andriambariarijaona, Richard Gaal, Stefan Klotz, Michael Marek Koza, Jacques Ollivier, Fausto Martelli, John Russo, Francesco Sciortino, Jose Teixeira, Livia Eleonora Bove, “Experimental observation of Plastic Ice VII by Quasi Elastic Neutron Scattering”, Nature volume X, XXX (2025), 12 February 2025. https://www.nature.com/articles/s41586-025-08750-4
Plus d’info et images: https://www.ill.eu/fr/infos-presse-evenements/infos/infos-scientifiques/observations-exotiques-a-lill