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Les matériaux multiferroïques sont essentiels pour les technologies émergentes de stockage et de transmission de données, ainsi que pour les ordinateurs quantiques. La diffusion de neutrons est un outil clé pour comprendre leurs propriétés fondamentales et développer des applications. Une étude récente sur les pérovskites stratifiées, publiée dans ‘Communications Materials’, en est un parfait exemple. Ces expériences ont été réalisées à l’ILL avec cinq instruments et des technologies d’environnement d’échantillon avancées.
Les matériaux multiferroïques, qui combinent de manière prometteuse les propriétés électriques et magnétiques, seront au cœur de nouvelles solutions pour le stockage de données, la transmission de données et les ordinateurs quantiques. Comprendre l’origine de ces propriétés au niveau fondamental est essentiel pour développer des applications, et les neutrons se révèlent être l’outil idéal.
Les neutrons possèdent un moment dipolaire magnétique, ce qui les rend sensibles aux champs magnétiques générés par les électrons non appariés dans les matériaux. C’est pourquoi les techniques de diffusion de neutrons sont un outil puissant pour sonder le comportement magnétique des matériaux à l’échelle atomique.
L’histoire des pérovskites stratifiées, dont les résultats novateurs viennent d’être publiés, est un exemple soulignant l’importance des études fondamentales dans le développement d’applications, et la puissance de la diffusion de neutrons. Malgré leur potentiel pour des applications grâce à leurs propriétés d’ordre magnétique et électrique couplées à température ambiante, la structure magnétique des pérovskites stratifiées YBaCuFeO5 – et par conséquent l’origine de leur comportement magnéto-électrique intéressant – n’avait pas encore été déterminée avec certitude.
Les résultats publiés révèlent la structure magnétique spirale de ces matériaux, établissant enfin l’origine commune de leurs propriétés magnétiques et électriques prometteuses, lesquelles se manifestent jusqu’à température ambiante. Les expériences ont été entièrement menées à l’ILL, en utilisant cinq instruments parmi une suite de plus de 40 instruments de pointe, et en tirant parti de technologies avancées d’environnement d’échantillon.
« Cette étude a levé des ambiguïtés essentielles, comblant le manque d’études sur les monocristaux », déclare J. Alberto Rodríguez-Velamazán, chercheur à l’ILL et responsable de l’instrument D3, soulignant que « Toute l’étude a été réalisée uniquement avec des neutrons, en s’appuyant sur la combinaison de différentes techniques et options de diffraction disponibles à l’ILL. »
De minuscules aimants à structure spirale
Les matériaux magnéto-électriques multiferroïques se caractérisent par la coexistence d’ordres électrique et magnétique. L’association de la ferroélectricité (présence d’une polarisation électrique nette) et d’un ordre magnétique à longue portée (résultant de l’alignement des moments magnétiques portés par des spins électroniques non appariés) suscite un vif intérêt technologique.
Dans certains multiferroïques, les propriétés électriques et magnétiques sont fortement couplées : l’alignement des moments magnétiques induit la séparation des charges. Un exemple bien établi de couplage fort entre ordre électrique et magnétique est l’ordre magnétique spiral – les spins voisins s’organisent en une structure spirale, qui à son tour est capable de créer des dipôles électriques.
Le couplage des ordres magnétique et électrique permet d’agir sur les propriétés magnétiques à l’aide d’un champ électrique, et sur les propriétés électriques à l’aide d’un champ magnétique. Les multiferroïques couplés sont donc des matériaux prometteurs pour concevoir de nouveaux dispositifs. En particulier, l’utilisation d’un champ électrique, plutôt qu’un champ magnétique pour agir sur l’ordre magnétique – par exemple, pour changer l’état d’un bit dans un dispositif de stockage, ou pour manipuler les états de spin – est beaucoup moins énergivore. De plus, ces matériaux sont généralement moins volatils (moins perturbés par les champs magnétiques externes), ce qui accroît la stabilité des dispositifs et permet une miniaturisation accrue.
Les multiferroïques spirales sont rares. De fait, l’apparition de telles propriétés spécifiques requiert des contraintes importantes sur la symétrie et la géométrie de la structure microscopique du matériau.. Dans la plupart des matériaux multiferroïques, l’ordre caractéristique ne subsiste qu’à de très basses températures. En pratique, cela limite fortement les possibilités de mise en œuvre dans des appareils.
Rester « cool » à haute température : percer les mystères des pérovskites grâce aux neutrons
Les pérovskites stratifiées (RBaCuFeO5) constituent un cas rare présentant des propriétés d’ordre magnétique et électrique couplées à des températures ambiantes, ce qui en fait une classe de matériaux prometteuse pour diverses applications. Bien que leur comportement multiferroïque à haute température ait été établi, leur structure magnétique sous-jacente – et donc l’origine de leur intéressant comportement magnéto-électrique – restait à déterminer de manière univoque.
En effet, un mécanisme non conventionnel (appelé « ordre spiral par désordre ») avait été conçu pour expliquer l’extraordinaire stabilité thermique de leur ordre magnétique spiral présumé. Néanmoins, aucune donnée concluante ne soutenait l’existence d’un ordre spiral dans ces matériaux. En effet, les résultats disponibles, obtenus avec des échantillons polycristallins par des mesures de diffraction de neutrons sur poudre, étaient compatibles avec un ordre spiral mais aussi avec une modulation sinusoïdale des spins – un arrangement qui ne donnerait pas lieu à de la ferroélectricité. Une étude permettant de trancher entre ces deux hypothèses était donc nécessaire.
Si les propriétés macroscopiques intéressantes du matériau demeureraient observables, l’absence d’ordre spiral impliquerait une incompréhension fondamentale de leur origine microscopique. En effet, l’explication actuelle du phénomène observé ne serait plus valable – un obstacle majeur au développement d’applications basées sur ce matériau.
L’étude, qui vient de paraître dans Communications Materials, a permis de combler cette lacune, en franchissant deux étapes très importantes.
La première étape importante a été de passer d’un échantillon de poudre polycristalline à des monocristaux de haute qualité. Les cristaux ont été crées et caractérisés à l’Institut de Ciència de Materials de Barcelona (ICMAB-CSIC, Espagne). Leur structure magnétique a ensuite été analysée en détail avec des neutrons à l’ILL. L’instrument Orient Express a été utilisé pour prendre des clichés du cristal, permettant d’évaluer sa qualité et son orientation. Le diffractomètre de Laue Cyclops a ensuite étendu ces mesures aux températures cryogéniques et a rapidement sondé tout l’espace réciproque, ce qui a permis aux scientifiques de sélectionner l’échantillon le plus prometteur pour les expériences monochromatiques ultérieures. Des mesures approfondies ont ensuite été effectuées avec les diffractomètres monochromatiques pour monocristaux D10 et D9.
La deuxième étape décisive a été l’utilisation de neutrons polarisés. En effet, la possibilité de produire des faisceaux de neutrons polarisés (avec tous leurs spins parallèles) permet de cibler les informations magnétiques beaucoup plus précisément, facilitant le déchiffrage des structures magnétiques complexes. Des expériences de polarimétrie neutronique sphérique ont été menées sur le diffractomètre de neutrons chauds D3. La réponse magnéto-électrique a été explorée au moyen d’un champ électrique.
« Nos résultats confirment non seulement que l’ordre magnétique dans notre cristal est spiral, mais démontrent également que le désordre cationique est responsable de la stabilisation de cette structure spirale. Cette découverte s’étend aux échantillons de cette famille de pérovskites, où un ordre similaire a été observé bien au-dessus de la température ambiante dans des échantillons de poudre », conclut Rodríguez-Velamazán.
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